SHANGHAI 1927

 

Le 5 avril 2013, Madame Odile Godard écrivait à la Maison-Mère des Auxiliatrices, à Paris, le texte suivant :

 

Ma Sœur,

                        Je me permets de vous transmettre ci-après en PJ le texte du récit fait par la Supérieure de la Sainte-Famille à Shanghaï des journées insurrectionnelles du 21 et 22 mars 1927 que la Communauté a dû affronter dans des conditions dramatiques. Si vous n'êtes pas déjà en possession de ce document d'archives tout à fait exceptionnel, j'ai pensé qu'il pouvait vous intéresser.

J'ai retrouvé ce récit dans les papiers de mon grand-père, le Capitaine de vaisseau Godard commandant le cuirassé Jules-Michelet lors desdits évènements.
J'ai retranscris le texte à l'identique d'après le papier pelure conservé par mon grand-père sur lequel les rares fautes de frappe étaient corrigées de la main de sa rédactrice, celle-ci ayant semble-t-il tapé en direct son récit, vraisemblablement à chaud.  

…………

Je mets ce mail en copie à votre correspondant belge qui était à la recherche de renseignements au sujet de "l'aventure" de Mère Ste Clara. Il trouvera ici un récit de 1ère main non contestable qui devrait l'intéresser.

 

 

Le récit qui va suivre, qui met en cause notre tante Mère Sainte Clara (Rosa Splingaerd), est donc la relation du courage et du sang-froid qu’elle manifesta lors de ces évènements. Il faut voir dans ces faits la raison pour laquelle elle reçut la ‘Croix de Guerre’, probablement. La mémoire familiale était donc tout à fait correcte à ce sujet.

 

Nous remercions Madame Odile Godard de nous permettre de publier ces lignes précieuses

 


Mère Sainte Clara

Insurrection à Shanghaï des communistes chinois

 

Journées du 21 et du 22 mars 1927 à la Sainte-Famille

Récit de la Mère Supérieure de l’Institution

Le 19 mars avait vu réunies à la Sainte-Famille, pour une cérémonie de Grands vœux, un grand nombre d’auxiliatrices. Quelques mères de Saint-Joseph et de Zi-Ka-Wei ne nous quittaient que le dimanche matin. Tout paraissait calme. Il y avait bien des soldats, surtout dans l’enclos de la gare, mais depuis 1924, nous y sommes habituées et personne ne semblait inquiet.

 

Le lundi 21, les enfants revenaient en classe comme d’habitude. Nous recevions même trois nouvelles élèves à l’Institution ce matin-là. Deux familles fidèles jusqu’ici prévenaient seules qu’elles n’osaient pas envoyer leurs enfants.

 

A midi et demie, subitement une grande excitation dans les rues ; des foules fuyant vers les Concessions, des parents venant chercher leurs enfants. A 1h., une violente fusillade commença. Juste en face de la porte d’entrée, un piquet de soldats nordistes s’étaient installés et tiraient avec acharnement vers un ennemi invisible, toujours vers le Nord. Impossible désormais de quitter notre enclos, même plusieurs parents chinois, arrivés trop tard, se voyaient obligés de rester avec nous.

 

 

La situation devient difficile, mais encore maîtrisable

 

Tout d’abord, je n’étais pas inquiète. On ferma bien toutes les portes, les enfants chinois, 150 environ, furent réunis dans les deux salles les plus éloignées de la rue. Là, ils priaient, chantaient et s’occupaient de leur mieux. Le pavillon de l’Enfant Jésus fut évacué et les 78 élèves présentes de l’Institution, réunies en trois salles de la maison principale qui ne donnent pas sur la rue. L’école de l’Enfant Jésus resta tout d’abord dans ses classes, mais la Mère Directrice, inquiète, demanda de pouvoir conduire à la chapelle ses 53 élèves.

 

Quelques instants après, trois détonations violentes ; un premier obus tombait sur le pavillon, juste au-dessus de la 9è classe, un second sur le toit de l’école de l’Enfant Jésus, brisant tout dans la classe que les enfants avaient quittée cinq minutes auparavant, un troisième frappa la croix de fer forgé qui surmontait la maison, la faisant voler en éclat avec le mât du drapeau et le clocheton de l’horloge.

 

En même temps, une procession très bruyante se déroulait dans la rue parallèle à la rue principale et longeant l’enclos de la Crèche. C’étaient des ouvriers et des étudiants pro-cantonnais avec des bannières et des inscriptions révolutionnaires. Beaucoup de femmes se trouvaient avec eux. Cette démonstration était le signal d’un combat acharné entre eux et les soldats nordistes, combat qui devait durer 27 heures et se terminer par la déroute complète des Nordistes. Tous ces ouvriers étaient armés de fusils et de révolvers et avaient leur dépôt de munitions juste en face de chez nous dans les boutiques où nous les voyions entrer et sortir sans cesse; ils nous entouraient bientôt, les Nordistes ayant dû se retirer du côté de la gare.

 

Jusqu’à 4 ½ h. environ, nous pouvions encore communiquer avec la ville par le téléphone. C’est ainsi que le Révérend Père Supérieur m’autorisa à rentrer moi-même le Très Saint Sacrement, car c’était le 3è lundi du mois et, pour la première fois à Shanghaï, nous avions le Très Saint Sacrement exposé à cette occasion.

Vers 5h. un éclat d’obus frappa le fil téléphonique près de la porterie. Nous étions seules, séparées du monde. Presque en même temps, le feu prit non loin de nous, heureusement de l’autre côté de la rue, ce qui nous faisait espérer que nous serions préservées d’un danger immédiat de ce côté. La première maison incendiée fut celle des pompiers et l’incendie gagnait toujours. Voici bientôt le feu à la rangée la plus éloignée des maisons construites sur notre terrain, au sud de la cour de l’Institution, entre l’école chinoise et le promenoir.

Vers 7h., nous étions allées au réfectoire pour essayer de prendre quelque nourriture. On vient me chercher précipitamment, nous étions dans le noir, car les fils électriques avaient été brûlés. Toute l’école chinoise se trouvait envahie de réfugiés, 200 au moins, qui dans leur frayeur, avaient enfoncé le mur qui séparait leurs ruelles de notre école chinoise, et étaient là avec tout ce qu’ils avaient pu emporter : couvertures ouatées, malles, etc.

 

Avec la Mère Directrice de l’école, j’essayais de calmer les pauvres gens et de les installer dans la salle la plus sûre de l’école chinoise en rendant l’homme le plus respectable parmi eux responsable de leur conduite. Nos enfants chinois avaient été ramenés dans le grand parloir de la Communautés avant la tombée du jour, car les obus et les balles tombaient sans cesse sur nous, et le feu gagnait du terrain. Bientôt, les réfugiés ne tinrent plus à l’école chinoise et vinrent frapper à la porte de la Communauté. J’essayais tout d’abord de ne laisser entrer que femmes et enfants, mais au bout d’une heure, je dus céder et ouvrir la porte même aux hommes ; ils l’auraient enfoncée dans leur frayeur sous cette pluie de projectiles et de flammèches.

 

Les réfugiés s’installèrent en deux rangées, tout le long du corridor du rez-de-chaussée. Les hommes, autant que possible, dans les carrés sous les trois escaliers. On donna à manger à tout ce monde qui se calma peu à peu. Les bébés de la Crèche, les pensionnaires et les tout petits de l’école de l’Enfant Jésus passèrent même une très bonne nuit grâce aux persiennes fermées. Notre petit monde ne se rendait pas compte des progrès effrayants de l’incendie.

 

 

Canonnade impitoyable et incendie

 

A 9h., nous résolûmes de rentrer le Très Saint Sacrement, nous aurions voulu le faire avec quelque solennité, chanter le Parce Domine et un Tantum Ergo, mais juste à ce moment le vent se tournait vers nous et nous inondait d’une pluie de flammèches. Avec le toit percé par des obus en maints endroits, il fallait une protection merveilleuse de la Providence pour que notre grenier rempli de vêtements, de matelas, ne prît feu.

Voici la petite boutique qui touche immédiatement le promenoir, en feu. Avec plusieurs réfugiés, un seul de nos domestiques hommes mais plusieurs femmes, celles des Auxiliatrices qui n’étaient pas obligées de surveiller leur groupe, se mirent à lutter avec le feu. On y jeta d’abord une préparation en réserve à l’économat en de grands tubes (des extinguishers) mais qu’était-ce pour un pareil brasier ? Tous les seaux et arrosoirs, grande marmite même, furent réquisitionnés, on faisait la chaine, les hommes montaient sur le toit du promenoir, essayant de le préserver en démolissant les parties de la maison voisine qui la touchent. Peine perdue. Bientôt, le toit sur lequel repose le toit en zinc était en feu et les soldats se rendant compte de nos efforts se mirent à tirer sur nous : il fallait fuir, dans la maison.

 

Dieu eut alors pitié de nous en faisant tourner le vent. Le feu s’arrêta de notre côté. Il était tard dans la nuit, les rangées qui aboutissaient à l’école chinoise continuaient à se consumer progressivement, la fusillade ne s’arrêtait pas mais le canon nous frappait moins souvent.

 

Je fis le tour de la maison, visitant tous les campements du rez-de-chaussée et du premier étage, puis il fallut de nouveau surveiller l’incendie. Trois bombes incendiaires tombèrent sur la dernière rangée de maisons et s’éteignirent, mais à la quatrième ces maisons flambaient et, avec elles, notre promenoir une seconde fois. Il était 2h. du matin environ. . Nouvelle lutte avec le feu … sous les balles qui essayaient de nous empêcher. Et de nouveau, grâce à un vent favorable, l’incendie put être enrayé de notre côté.

 

Vers 6h., tous nos enfants étaient sur pieds et allaient, après une toilette très sommaire, faire leur prière à la chapelle, le cœur bien ému car la canonnade devenait de plus en plus violente. La sœur cuisinière avait encore préparé à déjeuner pour tout le monde. Vers 7h., malgré les balles et les obus, notre brave laitière vint apporter le lait. Elle avait dû se garer bien des fois, se cacher dans les maisons. Elle m’offrit à porter une lettre dans les Concessions pour les Pères de notre paroisse (elle n’y réussit pas, comme je l’appris plus tard, et même nous n’avons pas eu de ses nouvelles depuis).

 

Deux nouvelles causes de malaise vinrent s’ajouter au reste … plus d’eau dans les tuyaux et une terrible fuite de gaz. Nous avions bien une petite provision d’eau filtrée, de l’eau dans les réservoirs, mais à la fin de la journée tout serait épuisé.

Pour arrêter la fuite de gaz, nous essayons en vain pendant plusieurs heures de fermer le compteur. Là aussi, la Providence vint à notre secours. Parmi les réfugiés, se trouvait un ancien ouvrier de la Compagnie du gaz qui réussit à arrêter cette fuite.

 

La matinée parut interminable dans un bombardement continuel, le feu progressant toujours, et de plus en plus des indésirables envahissant notre enclos. On avait fait un trou énorme dans le mur du nord près de la maison des domestiques, et plusieurs hommes suspects étaient entrés par là, et beaucoup d’autres. Nos efforts pour faire refermer cette brèche étaient inutiles, elle fut rouverte à trois reprises. Vers la fin de notre siège, je vis arriver par là un de ces ouvriers armé, une barre de fer dans une main, un fusil dans l’autre, traverser le corridor en courant, faire signe à trois individus suspects qui s’y trouvaient avec les réfugiés et s’élancer vers la grande porte d’entrée pour tirer sur les passants. Nous avons eu bien de la peine à le faire partir poliment, il est rentré encore un peu plus tard.

 

Vers midi moins le quart, beaucoup de Mères étaient à la chapelle quand une détonation effroyable fit trembler toute la maison et la remplit de fumée. Un obus avait brisé la grande porte qui donnait sur le jardin et, traversant la chapelle près de l’orgue, brisant la porte du corridor, il s’abattit au milieu de nos réfugiés sans faire explosion, sans blesser personne. Quelques instants après, un second boulet presque au même endroit. Notre Seigneur n’était plus en sûreté dans son Tabernacle. Le moment semblait venu de nous communier nous-mêmes (selon une directive que, providentiellement, j’avais demandée quelques semaines auparavant au Révérend P. Supérieur). Nous avons distribué plusieurs hosties à chacune. Je consommais ce qui restait … une trentaine au moins de petites hosties et une des grandes.

 

Pendant ces quelques minutes, deux obus entraient encore dans la chapelle toujours plus près du sanctuaire… Evidemment, on nous visait, nous ne pouvions plus rester à la chapelle pour l’action de grâces, et d’ailleurs les enfants ne pouvaient rester seuls. A ce moment, la Mère Directrice de l’Enfant Jésus céda aux supplications de quatre de ses élèves catéchumènes depuis quelque temps et les ondoya. Deux bébés parmi les réfugiés furent aussi baptisés.

 

 

L’exode

 

De plus en plus, nous voyions qu’il était impossible de rester dans notre pauvre maison, mais comment en sortir sous cette canonnade ? Pourtant, vers 1 ½ h. un calme relatif se fit sentir et la cuisinière demanda avec instance qu’on fit honneur au dîner qu’elle avait préparé comme si de rien n’était. Une fois encore, nous allions au réfectoire après avoir servi enfants et réfugiés.

 

Une cinquantaine d’hommes avaient profité de cette accalmie pour nous quitter. Un monsieur chinois vint chercher, avec ses deux filles, tout un groupe d’enfants habitant la même rue que lui. Alors, Mère Ste Clara insista avec plus d’ardeur que la veille pour gagner la Concession. Elle me l’avait demandé dès lundi quand elle m’avait entendu exprimer le désir de trouver un domestique dévoué qui veuille bien porter une lettre pour aider à me faire savoir ce qu’il fallait faire. Fallait-il tenter de fuir malgré la fusillade ? Viendrait-on à notre secours le soir ? Je ne me sentais vraiment plus le courage d’affronter une seconde nuit dans cette maison où nous ne pouvions plus nous enfermer et avec l’incendie maintenant commencé à l’ouest de la Crèche.

 

Je laissais donc partir la Mère à contrecœur avec Mania, la jeune fille russe qui vit chez nous depuis 17 ans, et une quarantaine d’élèves chinois qui voulaient la suivre. Presque toutes nos domestiques, leurs pou-kaï (couvertures ouatées) sur l’épaule, tinrent à s’y rejoindre. Parmi elles, notre bonne vieille Pékinoise, Liou-Kou, avec sa nièce Anna. Je n’osais arrêter personne. Comment savoir ce qui était pour le mieux ?

Nos fugitifs n’avaient pas quitté la maison depuis cinq minutes quand la fusillade reprit de plus belle dans notre rue et, effarés, beaucoup d’entre eux revinrent …Voici Anna. « Mais où est votre tante ? » « Elle vient, elle ne pouvait courir si vite ». Ne voyant plus personne à la porte, nous sortons, la rue est déserte, la pauvre vieille gît par terre au tournant de la rue contre notre maison. Personne n’ose aller à son secours. Finalement, un de nos hommes se risque quand même. Au même instant, une balle le frappa au dos sans le blesser heureusement, grâce aux vêtements chinois ouatés. Enfin, il laisse tomber Liou-Kou et rentre. Plus tard, j’essaie d’aller la chercher avec une Mère, mais dès que nous paraissons dans la rue, on tire sur nous. Nous devons y renoncer, d’ailleurs la pauvre femme ne remue plus, elle semble morte.

 

Pendant ce temps, Mère Ste Clara, avec Mania et 20 fillettes chinoises, continuait son chemin. Elle s’était vue forcée de prendre la première rue transversale pour essayer de gagner les Concessions par des chemins détournés, car, du haut d’un dépôt de la gare en face de notre école chinoise, on tirait sur elle, heureusement en visant fort mal. .. Il fallait se garer sans cesse dans les ruelles chinoises passant de l’une à l’autre en traversant les maisons presque vides (les maisons chinoises ont ordinairement deux portes d’entrée donnant sur les deux ruelles qui les bordent). Parfois, on rencontrait des soldats ou des gens malveillants. Deux enfants furent frappés d’une balle à la jambe, mais il fallait marcher toujours. Enfin, après une heure et demie de marche, d’arrêts, d’émotions de toutes sortes, elles atteignirent les barricades, furent reçues avec grande bonté par les soldats anglais qui les gardaient, vinrent 20 minutes plus tard à St. Joseph et y exposèrent notre détresse.

 

Dans notre chère Sainte Famille, un rayon d’espérance passait vers 2h. Plusieurs familles qui avaient essayé de retourner en ville étaient rentrées, disant qu’on pourrait sortir à 5h. car l’armée régulière des Sudistes arrivait et, avec elle, on pourrait parler, ce qui était impossible avec les ouvriers armés qui nous entouraient. Tout le monde fit ses préparatifs ... on empaqueta les choses essentielles … le reste, à la garde de Dieu ! Nos 42 bébés, les enfants et plusieurs Mères restèrent bien pendant deux heures dans le corridor du rez-de-chaussée attendant la possibilité de partir.

 

Après 5h. en effet, le calme se fit. Quelques pétards célébraient la victoire des Rouges, la rue s’animait, mais tout n’était pas fini. Les gens du quartier assuraient que le combat recommencerait la nuit car il restait des Nordistes au nord du Chapeï …On commencerait par démolir notre maison qui gênait les opérations militaires l’armée à cause de sa hauteur considérable. Tout cela n’était guère rassurant … Je me décidais à commencer notre exode. D’abord l’école chinoise avec plusieurs Mères, puis les autres établissements toujours avec leur Directrice.

 

Le plus difficile était le départ de la Crèche, la plupart des petits devant être portés, d’autres traînés péniblement. A deux reprises, une fausse alerte faisait revenir avec des cris de frayeur le groupe qui venait de sortir. Une fois, c’était la vue d’un soldat brandissant ses armes, mais il nous rassura en disant qu’il était chrétien et nous protégerait. En effet, il le fit, pour nos enfants d’abord à qui il indiqua le chemin le plus sûr, puis en nous trouvant deux hommes prêts à traîner les rickshas, car nous avions bien deux voitures, mais les domestiques s’étaient enfuis et depuis au moins une heure j’avais cherché en vain quelqu’un qui voulut conduire nos malades jusqu’à la concession.

Cinq Mères ou Sœurs plus ou moins malades partirent à pied, lentement, un instant après les enfants et ne purent les rejoindre. A mi-chemin, elles croisèrent le R.P. Jacquinot et deux messieurs en civil (j’ai su depuis que c’était le Consul Général d’Angleterre et le Commandant en second des Forces anglaises). L’un d’eux leur remit un billet qui devait leur faire ouvrir les barricades tandis que le Père en uniforme à quatre galons (il est aumônier de volontaires) continuait son chemin pour venir chercher ce qui restait de la Communauté. Il arrivait pendant les pourparlers avec les rickshistes et nous disait de nous hâter… Je tâchai de rassembler tout notre monde, de donner quelques avis aux gens qui voulaient rester dans la maison : huit vieilles domestiques, deux hommes, le tailleur et notre entrepreneur avec 2 de ses ouvriers.

 

Nous quittâmes notre cher « home », nous demandant quand et comment nous le retrouverons ? Des communistes à l’expression peu rassurante nous entouraient et la fusillade s’approchait de nouveau. Mais impossible de marcher vite avec une de nos bonnes vieilles Sœurs toujours infirme et relevant à peine de pneumonie.

Quel aspect lugubre ! Voici d’abord le cadavre de notre bonne Liou-Kou qui, dimanche soir encore, avait apporté 1$ au R.P. Supérieur pour une messe afin que les Auxiliatrices soient préservées de tout mal. C’était la 20è messe qu’elle demandait depuis peu de temps pour la même intention. Beaucoup de cadavres gisaient le long du chemin. Contre la ligne du chemin où s’était trouvée la maison des pompiers, deux d’entre eux considéraient tristement leur machine calcinée. Un groupe de soldats sudistes arrêta le Père. Il y eut quelques parlementations. Il fallait ouvrir la valise ne contenant qu’un seul objet suspect : une boule en bois pour repriser les bas. Enfin, nous voilà à la limite des Concessions, reçues par deux messieurs en civil, dont un parlait très bien le français, et un fort détachement d’Anglais qui gardait ce point important des barricades avec un canon mitrailleur pointé vers la rue d’où nous venions. Avec nous, sur notre demande, purent entrer dans les Concessions plusieurs de nos domestiques et une famille de réfugiés. Après quelques mots de remerciement, vite tout le monde monte dans un grand camion automobile qui nous attendait.

 

A côté de nous, se trouvait un enclos servant en temps ordinaire de dépôt à la Municipalité. C’est là qu’on faisait entrer en ce moment un nombreux groupe de soldats sudistes désarmés, sales, découragés, vraiment dans un état piteux. Il paraît que, fuyant les vainqueurs, ils avaient essayé de forcer les Concessions à main armée. Combien les rues avaient changé d’aspect en deux jours ! Tout d’abord, près de la limite, des maisons vides, rien que des soldats dans la rue. Plus loin, beaucoup de mouvement, le drapeau rouge à la roue bleue et blanche dans un coin était hissé sur toutes les maisons chinoises, même devant les plus petites boutiques, Shanghaï était devenu rouge.

 

La joie et la charité avec lesquelles nous fûmes reçues à St-Joseph ne saurait se décrire. Jusqu’à une heure bien avancée de la soirée, des parents arrivèrent demander leurs enfants. Note bon Docteur vint prendre de nos nouvelles à 9h. « Je me sens un peu responsable de votre maison », me dit-il. La Révérende Mère avait tenté le matin de venir jusqu’à nous avec deux compagnes, mais elle avait été arrêtée aux barricades. Le R.P. Le Biboul, notre Supérieur et aumônier, avait essayé dès lundi de nous obtenir du secours. Le R.P. Nourry était resté à la limite des Concessions le même jour jusqu’à minuit, espérant toujours pouvoir nous aider. Le frère Vaillant n’avait pour ainsi dire pas quitté la place. Si nous avons pu sauver presque toute la sacristie et les archives, c’est bien à lui que nous le devons, car il a passé les trois jours précédant l’occupation de notre maison par les Rouges à y chercher, avec plusieurs aides chinoises, tout ce que le temps et les difficultés de transport lui permirent d’emporter.

 

Mère Ste Clara avait porté l’alarme dans la ville, et c’est alors que Sir Sydney Barton (Consul Général britannique) et Viscount Gort (commandant en second des Forces anglaises) étaient venus avec le R.P. Jacquinot pour essayer encore une fois de nous porter secours avant de passer aux mesures extrêmes, pénétrer dans le Chapeï avec des chars blindés. Les Messieurs avaient pu avancer de quelques centaines de mètres, le Père les devançant s’était vu attaquer et avait reçu trois légères blessures ! au front, à la main et au côté.

Arrêté par un détachement de Sudistes, il se laisse fouiller afin de permettre à nos enfants qu’il voyait de loin de gagner les Concessions sans être menacés par ces 150 hommes. Les deux Messieurs anglais rencontrèrent au croisement de rues une Mère avec le dernier groupe d’enfants et demandèrent de nos nouvelles. Des soldats survinrent, fouillèrent ces Messieurs qui durent retourner à la Concession après que le Consul eut présenté sa carte.

 

Mercredi matin, le Consul Général de France vint me dire son regret de n’avoir pu faire davantage pour venir à notre aide. Jour et nuit un Français avait été à la barricade pour guetter le moment propice. Le Commandant Godard (du Jules-Michelet) qui avait encore les larmes aux yeux et l’amiral Bazire vinrent aussi me voir. Ce dernier avait offert 200 piastres à l’homme qui me porterait une lettre. On voulait savoir si nous pouvions tenir encore ou s’il fallait nous sauver à n’importe quel prix. Un Chinois avait entrepris l’expédition et était entré dans le Chapeï. Après avoir passé trois heures caché dans un trou, à quelques pas de la limite, il revint en renonçant à cette somme bien tentante pourtant ; il aimait encore mieux sa vie.

 

Et maintenant, nous voici à St-Joseph entourées de la charité des Mères et des étrangers.

 

Notre chère maison est occupée depuis le 26 mars par 3 000 soldats rouges qui détruisent et distribuent ce qui leur plaît. Dès le jour de l’attaque, leur intention était du reste d’incendier tous nos établissements.

La Divine Providence nous préserva de ce malheur. C’est elle aussi qui permit qu’aucun obus n’éclate dans la maison. Plusieurs pourtant y pénétrèrent. L’un d’eux tombant du toit s’arrêta au 2è étage entre deux Mères. L’accident que nous eûmes à déplorer vint de l’ignorance de deux de nos domestiques qui furent tués en jouant avec un obus qui n’avait pas éclaté. Impossible maintenant de pénétrer dans notre maison. Nous ne savons ce qui nous attend, nous nous abandonnons au Bon Dieu qui nous a gardées au milieu du grand danger.

Ni date, ni signature de la Supérieur Générale de La Sainte Famille

 

 

Le croiseur Jules-Michelet de la Marine française que commandait le capitaine de vaisseau Godard


Ce texte ayant été écrit en français, il donne un accès réservé à l'information. Il est cependant possible d'en avoir une traduction approximative en italien, en anglais, en chinois, en néerlandais et en espagnol grâce à notre module de traduction automatique. Si vous souhaitez l'utiliser malgré ses faiblesses, libre à vous.

avec les compliments du webmaster.


début de page
Close this window to continue

Portail d'accueil

Christian Goens - La Louvière - Belgium - juin 2013- tous droits réservés